OPINION

Les bouleversements discrets

Comme nous l’a malheureusement montré la décapitation de Charlie Hebdo, trois fanatiques et quelques fusils suffisent parfois à ébranler la planète entière. D’autres fois, de grands bouleversements adviennent sans que la terre tremble.

C’est un peu ce qui arrive ces derniers mois au Vatican depuis l’élection du pape François. Son dernier geste significatif : la création, dimanche dernier, de 20 nouveaux cardinaux.

En apparence, l’événement n’a rien de renversant : une poignée d’hommes vont changer de garde-robe, voyageront à Rome plus souvent, verront leurs responsabilités augmenter. Et pourtant, avec ces nominations, François donne une autre impulsion décisive au vent de changement culturel revitalisant le centre nerveux de l’Église catholique.

Premier élément digne de mention : le collège cardinalice s’internationalise. Des 15 cardinaux de moins de 80 ans, et qui auraient donc droit de vote si un conclave devait élire un nouveau pape, seulement cinq viennent d’Europe, et aucun d’Amérique du Nord. Tous les autres continents, traditionnellement sous-représentés, voient leur influence s’accroître.

Pour une institution ayant souvent donné dans le paternalisme ethnocentrique, c’est un pas vers un plus grand respect de la différence. L’Église devient tout à coup moins italienne, et plus « catholique » au sens étymologique du terme : universelle.

Deuxième élément à noter : François a parfois choisi de « petits évêques ». Traditionnellement, les archevêques des diocèses les plus peuplés et les plus prestigieux finissent par recevoir la barrette rouge. Or non seulement le pape a-t-il choisi des représentants de pays n’ayant jamais accueilli de cardinaux (Cap-Vert, îles Tonga, Panama), mais dans les autres pays, il a parfois jeté son dévolu sur des évêques de diocèses jugés quelconques. Comme Valladolid, au lieu de Madrid. Un peu comme si Rimouski était préféré à Montréal…

« PASTEURS » PLUTÔT QUE « BUREAUCRATES »

Le message apparaît clair : finies les promotions automatiques. François a fréquemment critiqué le carriérisme sévissant dans le haut clergé, et s’il ne peut guère éradiquer ce fléau par des mesures administratives, du moins exprime-t-il que la compétence et la crédibilité valent davantage qu’une situation acquise.

Troisième élément à remarquer : sauf une exception, les nouveaux cardinaux sont des évêques « résidents », c’est-à-dire des évêques dont la principale fonction est d’assurer le leadership pastoral d’un diocèse. Auparavant, beaucoup de nominations cardinalices distinguaient des évêques rattachés directement à la Curie. Bref, en gros, François s’est entouré de « pasteurs » plutôt que de « bureaucrates ».

La chose n’est pas une bagatelle. L’exaspération de bien des évêques par rapport à la Curie vaticane est bien connue. En pratique, le personnel du Vatican peut mener la vie dure aux évêques, comme les fonctionnaires gouvernementaux peuvent mettre des bâtons dans les roues des maires. Désormais, davantage d’hommes ayant l’expérience des vexations pouvant survenir dans les relations entre Rome et le reste du monde circuleront en haut lieu. D’où un possible changement de mentalité.

Évidemment, comme le souligne le vaticaniste John Allen Jr., le pari de François n’est pas gagné : les évêques devenus cardinaux ayant déjà un lourd ministère à accomplir dans leur diocèse, les fonctionnaires vaticans auront peut-être, paradoxalement, plus de latitude que jamais, d’autant que ce sont eux qui connaissent les rouages du pouvoir. Quand le chat n’est pas là, les souris dansent. C’est là un risque réel, car le successeur de François n’aura peut-être pas un même ascendant sur la Curie. Mais le jeu en vaut la chandelle.

Sans doute, certains rétorqueront que c’est encore là, au fond, un acte timide de la part du pape. Pourquoi ne pas y aller à fond et créer des femmes cardinales ? De fait. Mais les enjeux sont parfois plus complexes qu’on le croit. Et les révolutions radicales ont le désagrément de toujours laisser des cicatrices douloureuses et indélébiles. C’est plutôt une révolution tranquille que pilote François, remodelant la manière qu’a l’Église de se percevoir et de s’organiser. Et c’est souvent ce type de bouleversement qui donne les plus beaux fruits à long terme.

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